Je songe depuis un moment à mettre à l’écrit les pensées qui me traversent et à les partager sans limitations formelles. Surtout parce que l’existence d’une forme de partage suffit parfois à mettre en marche mes idées; de manière moins importante pour leur donner un lieu d’archivage. « So, you mean journaling? » me dit une amie, amusée. Je me dis que j’ai encore voulu réinventer la roue. Jusqu’à ce que je lise les mots d’Annie Ernaux:
« Et je suis sûre maintenant qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime – lequel, né il y a seulement deux siècles, n’est pas forcément éternel. » 1
Cette projection de soi dans le monde extérieur, pour elle, c’est sa description des inconnu.es qu’elle remarque dans la rue – une démarche qu’elle qualifie de photographique. Je comprends pourquoi j’ai choisi une explication aussi sinueuse pour mon entreprise initiale: le mot « journal » me semble trop self-absorbed, alors que mon intention est de partager mes réactions aux gens, aux textes et aux objets que je rencontre, avec vulnérabilité pour permettre à d’autres d’y réagir à leur tour.
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J’ai lu récemment La mauvaise habitude d’Alana S. Portero. Elle y écrit sa jeunesse comme femme trans, mais d’abord et avant tout, elle y écrit ses rencontres marquantes avec d’autres femmes. Ces rencontres s’accumulent dans le temps comme une écharde que l’on pense avoir retirée, mais que l’on découvre des jours plus tard, encore bien logée sous la peau, quand il n’est plus possible de l’ignorer. Plutôt que de s’épancher sur son propre ressenti, elle écrit les vies de ces femmes, leur force, leur beauté. Et aussi son admiration pour elles, pour la camaraderie qu’elles ont partagé. Au final, elle trace les contours de sa propre personne en ne parlant que peu d’elle-même, concluant : « J’étais toutes les femmes. » 2
J’ai moi aussi rencontré plusieurs personnes qui me sont restées en tête, comme des échardes. Je m’imagine nos relations comme des brèches qui s’ouvrent. J’existe dans ces interstices, ils me transforment. Alana Portero me rappelle que je suis un ramassis de moments passés dans ces interstices relationnels. Je suis soudainement un peu moins préoccupée par le genre de l’apparence que j’arbore et plus par l’envie d’agir comme ces femmes que j’admire.
Il y a ma grand-mère, qui prend religieusement des nouvelles de ses amies, même dans les moments les plus difficiles. Ou encore cette prof à l’uni, qui a passé sa vie à s’impliquer comme activiste et qui enseigne maintenant avec humilité et sagesse – qui plus est, tout en tricotant. Il y a cette ancienne flamme dont la rapidité d’esprit et la plume m’ont impressionnée au point d’en perdre mes moyens. Ou bien celles, audacieuses, que je n’ai rencontrées qu’à travers les livres et les histoires racontées et qui à toutes époques n’ont fait qu’à leur tête. Et puis un jour ma sœur qui me regarde et me dit que je suis belle. Une caverne se forme autour de nous.
« Comment ne pas avoir envie d’appartenir à ce monde joyeux et merveilleux? Comment ne pas avoir envie de se fondre dans ce paysage? » 3
Se fondre dans le paysage. Au restaurant où je travaille, un collègue me demande de sortir les poubelles en me disant qu’on a « besoin d’un homme fort ». Je ne le corrige pas. Ici, je suis un travailleur, ça s’arrête là.
Je pense à toutes les personnes vers lesquelles je n’ai pas eu le courage de faire le premier pas. Celles que j’ai perdues de vue. Celles qui sont à distance suffisante pour que j’observe leur existence sans interagir. Je reconnais la mauvaise habitude que décrit Portero, celle qui naît d’un mélange d’envie et de retenue et qui consiste à s’isoler. Elle raconte la crainte d’un « dieu invisible logé dans le regard de quiconque » 4, celle qui la retient de s’approcher trop des femmes en qui elle se voit. Je ne crois pas en dieu, mais je reconnais cette peur, celle de s’approcher trop de gens qui ont le pouvoir d’ouvrir des interstices qui me transformeraient, peut-être au point de ne plus pouvoir me fondre à d’autres paysages.
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Cette pensée me semble tout indiquée pour amorcer cette nouvelle habitude d’écriture que je souhaite prendre. Il ne s’agit peut-être pas d’un journal, ni vraiment d’une description photographique du monde extérieur. L’important tient à ceci: que les gens, textes et objets qui ouvrent en moi des interstices transformateurs reçoivent toute ma gratitude. Et que peut-être j’ose m’en approcher un peu plus.